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La Fontaine d'Onyx, Part II

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DemieLune's avatar
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     Je me réveille doucement avec le lever du soleil. Mais où suis-je? Que fais-je, couchée à même le sable d'une oasis morte? Je porte mon armure de cuir couverte de dagues de jet. Un frisson me traverse l'échine alors que je me remémore le pillage du village de Zaria, les hommes du passé qui se sont lancés à ma poursuite… Les compagnons que j'ai aidés à fuir, puis que j'ai délaissés, car au milieu du désert, j'ai senti un appel, une pulsion à l'intérieur de moi. Je la sens toujours, qui m'implore de me déplacer vers l'ouest. Je ne sais toujours pas pourquoi moi. Une magie très puissante, qui m'appelle, me dirige et m'envoie des visions de mes poursuivants, sans que je puisse comprendre quel mage me les adresse ainsi. À l'époque où j'étais esclave et pilleuse au service du Général Bénoni, plusieurs fois nous avons battu en retraite pour éviter des mages ; sans qu'il ne l'ait jamais avoué, je sais que Bénoni les craint. M'allier à celui qui m'appelle pourrait m'éviter bien des soucis!
     Ma petite Théaphania se lève. Ses cheveux s'emmêlent dans un vent plus brutal que d'habitude. Elle se dirige vers un arbre mort, où nous avons laissé la sacoche double remplie de provisions; elle s'arrête subitement. Un petit cri animal strident, suivi de mouvements très vifs, attire mon attention. Théa pointe du doigt vers l'arbre et sautille de joie en riant: « Un renard du désert ». Un fennec, sa bestiole préférée; mais que faisait-il si près de nous?
     Un mauvais pressentiment me secoue. Je m'approche rapidement de la sacoche. Elle est déjà ouverte. Il ne reste plus aucune lamelle de viande séchée. Partout, des restes de pelures d'oranges déchiquetées par des petites griffes. Une des galettes est réduite en miettes, mais il n'a pas dû aimer, car il a laissé les deux autres.
     Je me laisse tomber à genoux dans le sable. Nous n'avions déjà que peu de provisions… Je ne sais pas comment nous allons faire, maintenant. Théa ne comprend pas ce qui se passe. Elle est encore transportée de joie et vient me voir pour son déjeuner. Une demi-galette, une datte et un peu d'eau. Pas de grimaces, c'est tout ce qui nous reste à cause de ton ami le renard! Il faut économiser. Théa se détourne, l'air maussade et boudeur. Il avait bien fallu que je troque des dattes pour avoir des oranges, ces fruits si précieux, gorgés de jus, que je n'avais pas vus depuis mon enfance… pour qu'ils finissent dans le ventre d'un petit voleur rusé. Je vais devoir changer ma propre humeur, avant que ma fille se méprenne et croie que je lui en veux…
     Après avoir mangé un modeste repas et nourri la chamelle, je me lève pour ramasser notre campement. Le cuir de mon armure m'irrite la peau tout le pourtour du torse; j'ai réellement perdu l'habitude de la porter. Nous remontons en selle, Théa devant moi comme toujours, et je la serre contre moi. Je la sens bouleversée, son souffle est inconstant.
     Le vent nous fouette le visage et soulève le sable à chaque bourrasque. Je replace nos voiles pour qu'ils tombent devant nos visages. J'ai le cœur si lourd… Que fais-je ici, sur cette route qui ne mène nulle part, à mettre la vie de ma fille en danger? Pourquoi n'ai-je pas suivi ma raison, qui me dictait de me rendre au port d'Ataullah? Je ressens une pulsion, au loin, plus chaleureuse; chaque fois que je perds confiance, le mage qui m'appelle tente de me réconforter.
     Puis il m'envoie des images oniriques, malgré le fait que je reste éveillée… Des séquences que je vois superposées à la réalité.
     Hier soir, le groupe de Bénoni – les hommes du passé – a atteint l'endroit où j'ai changé de cap. Après avoir observé les traces laissées dans le sable, le général Bénoni a décidé de suivre les empreintes du cheval, croyant que j'aurais préféré cet animal. Il était bien sûr de lui, hier, lorsqu'il a cru que j'avais tenté de le leurrer, en envoyant un chameau dans une autre direction, et que j'avais poursuivi la Route des Diamants vers la mer. Il a envoyé Nasrine – une de ses capitaines et concubine, vêtue comme une princesse en guerre – sur cette piste, pour qu'elle ramène l'animal que j'aurais laissé errer.
     La nuit tire à sa fin. Nasrine revient aux premières lueurs du matin, indiquant à Bénoni qu'elle n'a trouvé aucune bête errante, mais que les empreintes avançaient avec une bonne cadence. Elle a trouvé les traces d'une halte, laissées par une femme et un enfant.
     La course du soleil s'est poursuivie. Nasrine se repose sous la tente du Général. Alors que tous les autres dorment, Bénoni envoie un autre éclaireur dans la direction qu'ils suivent.

     Au travers des pulsions qui battent au loin comme un cœur puissant, je sens les pensées et l'humeur de cet homme; il me traque comme une proie, une brebis égarée, un chien qui cavale et qu'il faudra corriger et dresser. Un doute s'installe en lui, car il lui est impensable que j'aie bel et bien choisi l'ouest, où il n'y a que des dunes, puis une chaîne de montagnes qui annonce la frontière du pays. Passé cela, des vallons herbeux à perte de vue. Je ne suis pas sûre moi-même de ce que je fais à suivre cette direction, mais la pulsion ne me permet pas d'en douter.
     Le soleil atteint le zénith. Nous nous arrêtons pour une courte pause, le temps de boire un peu d'eau. Le vent est toujours sans pitié, mais il n'empêche pas la journée d'être écrasante. Avant de reprendre la route, je trempe légèrement des foulards, que je passe autour de nos cous pour adoucir le coup de chaleur. Puis j'humecte nos voiles à la hauteur de la bouche, sur une petite partie que l'on insère entre nos dents, pour mieux respirer dans ces conditions.
     L'éclaireur est de retour au campement de Bénoni. Il n'a trouvé qu'une seule caravane qui suit la Route des Diamants, et les femmes, qui ont des enfants avec elles – dont Farah, parmi d'autres, selon les images envoyées par l'appel – n'ont pas les cheveux marrons, ni les yeux pers comme moi. Bénoni en reste perplexe.
     Plus la journée avance et plus le vent souffle brusquement. Le sable nous fouette comme si le Dieu des Alizés s'amusait perpétuellement à nous en jeter des seaux. Les grains s'infiltrent sous nos vêtements, nous irritent la peau. Notre pauvre chamelle avance difficilement. Et se repérer n'est pas tellement plus simple; je cherche des signes de la Route des Épices que nous devrions croiser bientôt et qui pourrait m'aider à estimer le temps qu'il nous reste avant d'atteindre les montagnes. Heureusement que ce n'est pas une tempête de sable, seulement de fortes bourrasques de vent ; ce temps me rappelle celui de la nuit où j'ai fui le groupe de Bénoni. La nuit qui m'a séparée à jamais de Evangelos, le père de Théaphania. Cette pensée n'allège pas mon cœur.
     Je m'arrête au crépuscule. J'aimerais continuer davantage, mais ce vent est épuisant ; nous avons tous besoin de repos.
     Bénoni et Nasrine sont déjà éveillés. Ils jettent un coup d'œil à l'extérieur de leur tente et décident d'attendre que le vent se calme un peu.
     Je suis soulagée de savoir que Farah et Umar sont saufs.



     Plusieurs fois je me réveille dans la nuit. Je secoue les couvertures pour éviter que nous disparaissions sous le sable. La chaleur tombe avec le crépuscule, mais le vent persiste. Je me suis pourtant endormie profondément, suffisamment pour manquer le lever du soleil, le lendemain.
     Le vent a cessé; la chaleur semble d'autant plus accablante. Le simple fait d'avancer en ce lieu brûle toute notre énergie vitale. Il n'y a plus de fourrage pour notre chamelle et nous finirons nos galettes et nos dattes aujourd'hui. Il ne nous reste qu'un peu d'eau. J'applique un peu de résine mélangée à des plantes médicinales pour protéger nos lèvres gercées par le dessèchement. L'effroyable idée que notre monture meure me traverse l'esprit; nous serions de toute évidence perdues ! Tuées par le désert ou rejointes par les hommes de Bénoni, et dans ce cas, notre sort n'en serait que pire...
     Au cours de la journée, le paysage change graduellement. Nous abandonnons la partie ensablée pour arriver dans un lieu rocailleux, ce qui m'annonce l'approche de la chaîne de montagnes, la frontière de ce lieu aride. Je crois avoir dépassé la Route des Épices; j'ai dû la manquer par la mauvaise visibilité d'hier… La Route de l'Huile et du Vin, quant à elle, se poursuit dans une gorge aux parois hautes et étroites. Pour nous indiquer le chemin, plutôt que d'avoir planté des obélisques dans le sable, on a gravé le symbole de l'amphore à même la pierre ocre. Nos moindres mouvements résonnent entre les parois, les pas las de la chamelle contre le sol poussiéreux, les sangles de cuirs qui craquent, une pièce de métal quelconque qui tinte sur une autre, le gravier qui dégringole dans la fuite de petits animaux nerveux, le cri d'un oiseau qui reste hors de vue…
     L'ombre à l'intérieur du canyon nous offre un court moment de répit dans l'après-midi, même si l'air sans brise reste lourd. Puis elle apporte à la soirée une haleine froide. Trop froide. La lune devient très brillante ; j'en profite pour cheminer dans la nuit, Théaphania endormie entre mes bras, la couverture enroulée autour de nous deux.
     La chamelle remue soudain brusquement. Je réalise que je dormais moi-même sur son dos. Je lui demande de s'arrêter pour se reposer. Je l'ai surmenée aujourd'hui, dans l'endroit le plus aride…



     Une secousse désagréable m'arrache de mon sommeil. Notre quatrième nuit dans le désert vient de se terminer et je me sens plus fatiguée ce matin que je ne l'étais en me couchant sur ce lit de pierre. Le soleil ne descend pas encore à l'intérieur de la gorge. Plus important encore, je vois devant nous, entre les parois rocheuses, le sommet des montagnes!
     — Merci de m'avoir réveillée, ma belle... Il faut reprendre la route.
     Théaphania a déjà bu sa maigre ration d'eau et a abreuvé la chamelle. Je commence à ranger notre modeste campement. Hier, nous avons tout de même bien avancé. L'invitation vers l'ouest est rythmée en pulsions, au gré des battements de mon cœur. J'ai bien hâte de rencontrer ce mage qui m'appelle et de connaître ses intentions. Espérons seulement que je parviendrai à le retrouver avant que la faim nous tue… Je ne bois qu'une goutte et repars immédiatement.
     Bénoni s'impatiente de plus en plus. Chaque nuit, il accélère la cadence du groupe. Il s'arrête pour dormir un peu plus tard chaque matin et repart un peu plus tôt chaque soir. Il a encore gagné du terrain.
     Un second groupe monte son campement pour la journée; un groupe composé d'enfants, d'adolescents, dirigé par Maximilien – un autre capitaine de Bénoni. Maximilien est aussi le père de Mathy, mon amie du temps que j'étais une esclave du groupe. En me revoyant, prête à la tuer pour protéger ma liberté, Mathy a fait son propre choix : trouver elle aussi son indépendance, et elle a convaincu son père de l'aider et d'en faire autant. Par la puissance du mage, elle a conscience de ma position et elle suit aussi cette pulsion, mais, comme moi, elle ne la comprend pas. Et malheureusement, leur caravane est lente, plus lente que celle de Bénoni. Ils n'arriveront pas à temps pour défier Bénoni comme Maximilien le souhaiterait…

     La route devient une pente douce ascendante, puis les falaises autour de nous se font de plus en plus courtes, nous exposant au soleil brûlant du zénith. Enfin au pied de la chaîne de montagnes, où la route se poursuit et sillonne. Ici et là, de larges marches sont taillées à même la pierre, pensées en fonction des caravanes. Je mets pied à terre, prends ma monture par la bride et commence l'ascension. Théaphania, toujours en selle, regarde la montagne avec ses petits yeux brillants et un large sourire.
     De chaque côté du sentier de pierre, des poutres s'élèvent. Le bois est vieux et partiellement érodé. À certains endroits, un tissu blanc retombe mollement. Il n'y a plus de vent depuis que nous avons atteint la partie rocheuse. Sûrement que le vent est ici bloqué par la montagne et ne passe que très haut au-dessus de nous. Et ce sentier était couvert d'une toile qui l'ombrageait, à l'époque où cette route était encore pratiquée.
     Plus nous avançons, plus le chemin est escarpé. Mes genoux tremblent, mon souffle est difficile. L'air est si sec que je peux pratiquement goûter la texture du sable. Théaphania a aussi perdu toute la joie qu'elle avait devant la montagne; ça me brise le cœur. Mais l'appel est si puissant. Encore un petit effort…
     À mi-chemin, je m'arrête pour me reposer sur ce qui devait avoir été une terrasse. J'ai si faim... Je laisse boire Théaphania. Je ne bois qu'une gorgée, savourant la douceur de l'eau sur mes lèvres, même si elle n'est plus fraîche. Je laisse ensuite mes yeux dériver en direction du désert. Bénoni arrivera sous peu. Avant Mathy, c'est une évidence. Aucun repos ne pourra plus m'aider maintenant. Je dois continuer. Je chasse toute pensée d'un possible affrontement contre Bénoni ; je suis trop lasse… Je ne pourrais me battre, et il me prendrait Théa, et… Il ne faut pas y penser… Mon pas est de plus en plus lent. Mais je dois persister, malgré la faim. Malgré la soif. Et la fatigue. Mon armure qui semble me scier en deux. Je sens mon cœur palpiter. Mes mollets en feu. Mes pieds endoloris. Ma tête qui tourne.
     Mais je m'en veux surtout de faire subir cette aride situation à une si jeune enfant, qui devrait jouer et rire, plutôt que de s'inquiéter pour sa vie. Pourtant, Théaphania ne se plaint pas – elle ne se plaint jamais –, mais elle a aussi perdu toute bonne humeur.
     À chaque marche que je monte, j'ai l'impression que je vais m'affaisser. Pourtant, je trouve encore l'énergie pour en gravir une autre. Mon esprit est fixé sur son objectif. Le haut du sentier. Rien d'autre n'existe. Un œil sur Théa. Elle force un sourire. Mon cœur s'allège. Je compte les marches. Tu auras un festin à m'offrir, mage? Et beaucoup d'eau? De quoi nous défendre quand Bénoni arrivera?
     Le soleil devant nous commence sa descente. J'aurai pris presque la journée entière à gravir cette montagne. Et maintenant, je vois enfin l'autre côté. Théaphania applaudit et pointe du doigt la vallée herbeuse, la route qui s'allonge à l'infini, à l'ouest. Merci Evangelos; aucun homme n'aurait pu me donner plus belle enfant. Enfin au point le plus élevé du trajet, où une terrasse abandonnée à l'intérieur du col offre un panorama à couper le souffle, entre deux sommets rocailleux, je me laisse tomber à genoux, incapable de faire un pas de plus. Au pied de la montagne s'étend un caravansérail dans le portail d'une grande cité fortifiée et riche ; un palais, un grand temple pyramidal à degrés – les seules constructions qui dépassent les autres et les remparts, en grandeur et en raffinement. Tout autour, des arbres, des vergers. Une brise souffle vers nous, arrivant du nord-ouest, fraîche et humide, avec un arrière-goût salé.
     Je ferme les yeux. Je sens des larmes glisser sur mes joues. Je sens mes lèvres se figer en sourire. Il y avait si longtemps que je n'avais pas été émue par quoi que ce soit d'autre que ma fille. Mais il faut encore que je descende ce versant de la montagne, avant d'atteindre la protection du mage.
     Je rouvre les yeux. L'appel est à son comble. Mais... quelque chose ne va pas. L'appel tente de me réconforter, mais sous mes yeux, les arbres semblent mal soignés. Personne sur les remparts. Personne dans le caravansérail ni dans la cité.
     Comme j'ai été imbécile et naïve! J'ai écouté cet appel, que je ressens toujours, qui me dicte maintenant que je suis arrivée là où je dois. Mais il n'y a rien ! Rien qui puisse nous aider, aucun ravitaillement... Rien qu'un refuge en ruine!
     — Où es-tu, mage? Montre-toi!
     Rien d'autre que mon écho.
     — Tu m'as fait venir jusqu'ici, tu m'as montré mes ennemis, mes alliés; maintenant, montre-toi!
     Toujours rien.
     C'en est trop. Je remonte en selle derrière Théaphania; ce que j'ai mal partout... Je descends dans la vallée le plus vite que le peut ma chamelle sur une route sillonnant.
     Nous arrivons devant les portes des remparts, tordues, partiellement fondues, forcées pour laisser sortir une personne à la fois. Je descends de selle, prends Théaphania dans mes bras et laisse la chamelle brouter.
     Nous entrons dans le caravansérail. Mais que s'est-il passé ici? Les pierres sont recouvertes de lichen et maculées de cendre mal lavée par les pluies. Une végétation sauvage et angoissée pousse autour de cadavres calcinés et de squelettes aux vêtements déguenillés. Théaphania rechigne. J'appuie sa tête contre mon cou et je couvre son visage de mon voile; je lui dis de ne pas regarder, tout en lui frottant le dos. J'ai tellement vécu de raids, en tant que pilleuse… Je peux presque revoir les scènes qui ont mené ces pauvres citadins à leur perte.
     Il y a de vieilles empreintes de pas dans la poussière. Si on a visité ce lieu après le désastre, pourquoi n'a-t-on rien reconstruit?
     Je vois ce caravansérail en fleurs, bondé de marchands, des voyageurs arrêtés ici pour se reposer ou pour faire fortune, avant de reprendre la route. Des pèlerins qui traversent la place pour se rendre au temple. Des jongleurs, des cracheurs de feu, un petit théâtre de marionnettes avec un groupe d'enfants, qui rient devant le spectacle. La grande statue devant moi était en fait une fontaine.
     Aujourd'hui, le bassin ne contient que de la poussière; même les oiseaux ne viennent plus s'y percher.
     Oh, que j'ai mal aux pieds… Pourquoi est-ce que j'accepte de jouer le jeu de ce mage?
     Je traverse une large avenue décorée de statues désormais abîmées et de cadavres rongés par le temps. Au bout de l'allée s'élève le grand temple. Plus je m'approche et plus le lieu sacré me semble grand et majestueux. Envahissant. C'est étrange: il n'est pas érodé, contrairement à tout le reste. La pulsion me dirige toujours, droit devant; j'ai une vague impression – et elle ne me vient pas de l'appel cette fois – d'avoir déjà parcouru cette avenue. Des frissons me traversent partout. Il y a tellement de morts, calcinés, les uns sur les autres. Plus j'avance et plus ils sont nombreux. Que fais-je à rester ici?
     Je m'arrête devant les marches du temple sacré. De chaque côté de l'escalier, sur des degrés plus élevés, se tiennent d'autres statues. À leurs pieds, des milliers de paniers d'osier remplis de fleurs, d'oranges fraîches et un cône d'encens fumant, à la fragrance de jasmin. Un des paniers traîne dans l'escalier; les fleurs bousculées, les fruits ne sont plus que des pelures éparpillées un peu partout… Encore un sentiment de déjà-vu…
     C'est toi, mage, qui es passé par ici? L'offrande est trop grande pour une seule personne; seraient-ils plusieurs? Où est-ce simplement toi qui as mangé ici? Une pulsion… Non, c'est tout le temple qui est intouché par le temps!
     Toutes ces oranges… J'ai déjà vu ce culte; j'ai tellement faim, et soif… J'ai conscience que c'est un sacrilège envers les Dieux, mais je prends une pomme d'or, la coupe rapidement avec l'une de mes lames, donne une moitié à Théaphania. Nous dévorons bruyamment le fruit. Le jus nous coule légèrement sur les joues. Tout ce rafraîchissement, cette saveur sûre et sucrée qui me frise sur la langue… J'en prends une autre, puis une troisième.
     Une pulsion me pousse à monter le grand escalier, malgré la faim, la soif, les fruits – je voudrais en prendre plus –, une pulsion qui ne me laisse aucun libre arbitre, comme pour tout le chemin que j'ai parcouru dans le désert jusqu'ici. Je gravis le temple jusqu'à son sommet, ouvert sur le ciel, qui expose une pierre circulaire d'onyx, parfaitement polie, légèrement concave et gravée de symboles blancs. Une écriture que je n'arrive pas à lire. Trois cornes spiralées jaillissent du sol, comme les serres d'un vautour. Le vent change subitement de direction et souffle dans mon dos. Je perds mon voile. Je serre Théaphania contre moi.
     Je pose ma main pâle sur la pierre noire. Les symboles s'illuminent d'une lumière blanche. Le bout de mes doigts me chatouille. Le rythme de mon cœur s'accélère. Je ne ressens plus l'appel, mais quelque chose me dit que j'ai atteint ce que je cherchais. Je dépose Théaphania et j'avance complètement sur la large pierre plate. Le chatouillement devient intense et me traverse rapidement tout entière. Je me sens frémir jusqu'à la racine des cheveux, puis soudain, je ne sens plus mon corps. Je ne sens plus le vent, ne l'entends plus, je ne vois plus la cité. Je suis plongée dans un espace si sombre que je ne vois rien d'autre que les symboles lumineux. Où est Théaphania?
     J'entends des voix. Des voix d'enfants, des rires. Ils jouent et chantent gaiement. Où sont-ils? Théaphania? Je tourne la tête, mais je ne vois toujours rien. Le bruit semble être partout autour de moi. Une lumière se lève et je vois enfin la cité... comme si je marchais dans ses allées. Elle est magnifique et bien soignée. Les enfants tournent autour de moi puis s'éloignent. Théaphania n'est pas avec eux.
     J'entends aussi la voix chaleureuse d'une femme. Elle chante une comptine pour enfants. Je vois son visage ; elle est si grande que je dois basculer la tête vers l'arrière pour la dévisager. C'est comme si je ne lui arrivais qu'à la ceinture.

     Je connais cette chanson... C'est celle que j'ai chantée à Théaphania il y a quelques jours à peine. Le parfum des oranges me l'a rappelée. Cette voix... Maman!?
     Elle me sourit tendrement. Elle porte un panier de fleurs et d'oranges et me tient par la main. Je reconnais l'allée que j'ai prise avec Théaphania pour me rendre ici. Nous sommes dans un bain de foule, vêtues de couleurs éclatantes; une foule qui progresse lentement en file sur un lit de pétales, vers le temple. Partout, des jongleurs, des musiciens, des chanteurs, des acrobates ; le peuple est enjoué et applaudit.
     Ce n'est pas un rêve... c'est un souvenir; je suis née ici! C'est impossible que j'aie oublié une chose pareille!
     Au travers des images, je sens aussi l'écho de mon émoi d'enfant, l'émotion qui me serrait le cœur de bonheur. Arrivée à la hauteur du temple, ma mère remet le panier à une jeune prêtresse qui s'occupe de lui trouver une place parmi les milliers d'offrandes. Pas tellement loin de nous, je vois une autre mère et son garçon. Evangelos enfant; je ne le connaissais pas encore à cette époque…
     Je me souviens soudainement des journées que je passais dans les orangeraies avec Maman; la pomme d'or, ce fruit que j'ai toujours tant adoré. Il y avait aussi les récoltes des olives, encore plus importantes. Une partie des fruits étaient vendus tels quels, mais la majorité procédaient vers le quartier ouvrier, où on les pressait, pour remplir des amphores de céramique, faites et peintes par les artisans locaux. L'huile d'olive était le produit qui enrichissait la cité.
     Comment un endroit si beau, si fort, si bien protégé par la famille royale, a-t-il pu tomber en cendres? Et Bénoni, comment ai-je rejoint ses rangs?
     Une attaque par le nord; ils sont arrivés depuis la mer. Ils ont frappé pendant la nuit des festivités. Ils ont tiré des flèches de feu, semant ainsi une confusion totale à l'intérieur des remparts. Les portes de bronze étaient brûlantes; elles ont été forcées, elles ont été ouvertes suffisamment pour qu'un à un, les habitants et les soldats puissent fuir. Mais elles ont été ouvertes pour laisser entrer un massacre... Ils ont volé tout ce qu'ils pouvaient emporter, brûlé les vergers et sont repartis par où ils étaient arrivés.
     C'était une question de vengeance entre familles royales… et cette cité – une villa secondaire – était le sacrifice. La perle à payer pour dissoudre le conflit.
     Le groupe de Bénoni, petit à l'époque, est passé par la suite, comme bien d'autres voyageurs et pèlerins. Cette cité était l'un des lieux où Bénoni troquait ses butins. Et comme il a toujours été opportuniste, il a conduit les quelques survivants qu'il a trouvés jusqu'au port de Zéphyra, les a vendus à titre d'esclaves et a gardé les enfants pour les entraîner.

     Je me souviens maintenant; Evangelos. J'étais cachée, tremblante; il m'a trouvée et m'a dit: « S'il y a encore des méchants, je vais les tuer pour te protéger ». Il a gravi quelques marches du temple, pris un panier, bousculé les fleurs pour manger les oranges. Bénoni est arrivé ensuite. Le choc de l'attaque, la perte de ma demeure, de mes parents, l'esclavagisme, et tous les mensonges de Bénoni pour nous faire croire en notre nouvelle vie, ont profondément enseveli ma mémoire de ce lieu. J'ai le souffle coupé et la gorge nouée. Des larmes coulent sur mes joues.
     C'est à Zéphyra que Maximilien et sa fille ont été achetés. Comment un homme, aussi fier et noble que toi, a-t-il pu un jour être esclave et possédé par quelqu'un comme Bénoni?
     Il n'y a donc pas de mage... seulement ce temple – qu'on appelait la « Fontaine d'Onyx » – qui, de son autel noir et cornu, concentre le mana de la terre et du ciel, et qui m'a appelée…
     J'ai gagné quelque chose d'important. Retrouver ce lieu, me rappeler des événements passés. Je viens de retrouver ma véritable identité. Mais pourquoi maintenant, alors que Bénoni est à mes trousses? Que puis-je faire maintenant?
     — Ah... Si rien de tout ça ne s'était passé...
     Le vent tourne subitement. Mes cheveux me fouettent le visage et les yeux. Le voile de Théaphania s'envole à son tour. Ma fille se colle contre moi; je m'abaisse et je la serre contre mon cœur.
     Le soleil accélère sa course, mais voilà qu'il se couche à l'est, laisse rapidement sa place à la lune, puis se relève déjà à l'ouest. Sans toucher le temple, une pluie s'abaisse autour de nous… non, en fait, les gouttes quittent le sol pour retrouver les nuages, puis ceux-ci se dissipent… Plusieurs phénomènes étranges s'inversent ainsi pendant un certain temps, comme les fruits dans les vergers non soignés, moisis au sol, qui remontent aux arbres pour finir en fleurs ; les feuilles rétrécissent avant de réapparaître couchées au sol parmi des fruits avariés… Les arbres rétrécissent jusqu'à ne devenir que de petites pousses sur un verger incendié. Puis de la fumée noire redescend, doucement au début, puis de plus en plus dense. Des petits brasiers se rallument, puis les flammes naissent et s'élèvent, mordant le bois, les cadavres... tout ce que peut ravager la gourmandise du feu. Je pose ma main devant les yeux de Théaphania, pour lui épargner la vue de cette horreur surnaturelle.
     En quelques instants, la suie s'efface des murs de pierre, le lichen disparaît, les palmiers se redressent, ainsi que les poutres des bâtiments qui s'étaient écroulées. Les toits de chaume se reforment, les tentes de coton se relèvent. Une chaux blanchie couvre à nouveau les murs. La chair consumée se recompose sur les corps étendus. Des gémissements se font entendre, avant de devenir des cris de douleur intense. La vie revient dans les cadavres du caravansérail, qui revivent la souffrance de leur dernier souffle, mais en sens inverse, comme si le cours du temps avait changé. Je ferme les yeux à mon tour, serrant mes paupières. Je pose mes mains sur les oreilles de Théaphania, qui sanglote dans mes bras.
     Dans l'air s'élève l'odeur des cheveux brûlés. De la chair calcinée. À chaque mouvement du vent, un nouveau parfum lugubre monte. Mais les cris finissent par se calmer. Et l'odeur de brûlé se dissipe. Je rouvre les yeux et je relâche Théaphania.
     Je regarde autour de nous. La cité resplendit de nouveau. Tous les corps, qui étaient étendus et rongés par le temps à mon arrivée, sont désormais debout et bien vivants. Partout, les vêtements ont retrouvé leurs couleurs ardentes. Quelques gardes en armure portent une longue lance pointée vers le ciel. Ils sont positionnés à des endroits stratégiques, parmi la foule ou sur les remparts. Comme si les festivités s'étaient subitement interrompues, tous – citoyens et soldats – regardent en direction du temple avec étonnement.
     Ont-ils conscience de ce qui s'est passé? Non, bien sûr que non. Toujours connectée à la Fontaine d'Onyx, j'entends leurs pensées: de leur point de vu, une femme et une enfant sont mystérieusement apparues au sommet du temple. Comment ce prodige est-il possible? Le temps s'est reculé pour tout le monde, sauf Théa et moi. D'autres personnes ont-elles été épargnées par cette magie? A-t-elle influencé le temps du monde entier, ou simplement de cette région?
     L'autel me communique de nouvelles images de l'invasion qui approche. Non pas celle de Bénoni, mais celle qui a ruiné la cité, il y a vingt ans – pour moi.
     Dans cette étrange distorsion du temps, ils sont à nouveau débarqués sur une plage au nord de cette vallée. Ils se sont reposés toute la journée, ont bien nourri hommes, chevaux et dogues, et lèvent le camp. Ils attaqueront bientôt.
     Que dois-je faire?
     J'aperçois Nasrine au sommet du col par où nous sommes arrivées, baignée dans la lumière du soleil descendant. Elle est très loin, mais soudainement, je la vois comme si j'étais à côté d'elle, par le pouvoir de la Fontaine; elle semble si jeune, tout à coup. Quelque chose ne va pas... Certains chevaux n'ont plus de cavaliers. D'autres sont montés par des enfants dont les vêtements sont trop grands. Le temps a reculé pour eux aussi ; ils ont une vingtaine d'années de moins. Ils étaient suffisamment près de la Cité pour que la magie de la Fontaine les touche eux aussi. Maximilien est avec Nasrine. Il tient un bébé dans ses bras; Mathy.
     Je ne comprends pas ce qui se passe… Pourquoi Théaphania et moi n'avons-nous pas changé? Et comment Maximilien a-t-il rejoint Nasrine, avec le retard de sa caravane? Et où est Bénoni?
     Nasrine, avant le changement temporel... Elle a ramassé ses affaires et elle est partie avant les autres; je ne vois Maximilien ou Mathy nulle part… Bénoni a rappelé sa capitaine, sa concubine. Elle lui a répondu qu'elle le quittait, qu'elle ne l'avait jamais aimé. Toutes ces années, elle se bafouait elle-même, en acceptant de coucher avec Bénoni plutôt que de recevoir ses coups. Elle n'était pas plus libre en étant à la tête du groupe – en étant le plus près possible de Bénoni lui-même.
     Le général est devenu fou de rage. Ils se sont battus jusqu'à ce que la mort s'empare de l'un d'eux. Nasrine, beaucoup plus habituée à se battre que Bénoni, a rapidement pris le dessus, l'a froidement abattu et a repris son chemin, réalisant que tous les autres, capitaines et esclaves, la suivaient. Puis, au loin, elle a aperçu la caravane de Maximilien. Le maître d'armes et sa fille se sont élancés vers le premier groupe pour trouver Bénoni déjà mort.

     Bénoni n'est plus; alors, je suis libre moi aussi! Je comprends maintenant pourquoi le général tenait ses esclaves avec autant de rigueur; j'ai été la seule qui a réussi à fuir et voilà que tous ont eu un élan de liberté. Mais il faut se ressaisir. Il reste encore des pilleurs qui approchent...
     Un vieil homme apparaît devant moi, au sommet du temple. Le crâne et le visage rasé de près, il porte la toge des grands prêtres. Les sourcils froncés de colère, il tient le panier d'offrandes ravagé par notre faim. Je connais le visage de cet homme… Oui, enfant, c'était le superviseur de la prêtresse qui me donnait mon enseignement religieux; Orestès. Lui, évidemment, ne me reconnaît pas et semble des plus choqués par ma présence sur la Fontaine d'Onyx. Puis il remarque que l'autel est illuminé. Son expression change vers la surprise et... quelque chose d'autre que je n'ai pas le temps de comprendre. Le panier tombe de ses mains. Il exécute un salut et gardant son regard bas, il me dit:
     — Depuis plusieurs générations, la Fontaine d'Onyx ne nous répond plus et ne désigne aucun prêtre suprême. Il semble qu'elle vous ait choisie, vous, parmi tous...
     — Pardonnez-moi, grand prêtre, il y a plus urgent ; j'ai une bataille à coordonner. Des ennemis arriveront par le nord. Ils seront nombreux et bien organisés.
     L'expression du vieil homme change une fois de plus.
     — Alors, il faut avertir la garde!
     — Ne vous fatiguez pas, mon bon prêtre. La Fontaine et moi nous en occupons.
     — Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider?
     — Oui. Restez silencieux. J'ai besoin de concentration. Et la Fontaine a besoin de toute son énergie.
     — Il nous faut donc prier.
     Orestès redescend le long escalier aussi vite que ses jambes tremblantes le lui permettent. Une prêtresse vient l'aider. À la mi-hauteur du temple, sur un palier rempli de paniers d'offrandes, il s'arrête et lève les bras vers le ciel.
     — Peuple de Théodoros! s'écrie-t-il. C'est l'heure de la prière. Il nous faut nous prosterner devant le pouvoir des Dieux, les remercier de tout notre amour, pour qu'ils persistent à nous accorder leur soutien, pour la récolte d'olives à venir et pour calmer la colère des autres divinités; qu'ils nous épargnent de leurs fléaux.
     Il se tourne face au temple, s'agenouille péniblement sur un tapis de pétales. La prêtresse l'imite, ainsi que tous les autres religieux, puis toute la population. Un murmure s'élève autour du monument.
Je sens une nouvelle pulsion venant de la Fontaine, différente de l'appel. Comme si elle s'imprégnait de l'énergie que lui envoie cette prière continue.
     Après la chute de la cité, la Fontaine d'Onyx a patienté, économisant son énergie, sentant le passage des voyageurs qui contemplaient le désastre avec émoi et repartaient. Plusieurs fois, elle a perçu mon passage dans le désert, celui de Evangelos ou de quelques autres anciens survivants. Mais comme nous étions tous esclaves, aucun de nous n'avait la liberté d'agir.
     Il y a trois jours, je suis entrée à l'intérieur de son rayon d'influence, et la Fontaine m'a appelée à elle. Elle a consommé beaucoup d'énergie pour me guider, guider mes amis, me faire don de clairvoyance, pour qu'enfin le peuple de Théodoros renaisse. Elle ne pouvait y arriver seule. Si le pouvoir de la Fontaine d'Onyx est infini, il lui faut la volonté et l'amour des humains pour s'exécuter. Elle prend aussi soin de bien choisir son prêtre suprême.

     Tous les citadins – qu'ils soient enfants ou guerriers, serviteurs ou nobles – sont aujourd'hui réunis autour du temple. Grâce à leur vénération, l'énergie est ravivée au travers des cristaux de l'autel. Je peux la sentir. Toujours par pulsion. Je sens la Fontaine en méditation, en absorption totale de cette énergie, qu'elle transforme en mana.
     Personne dans les vergers. Personne à l'extérieur des murs. Même Nasrine, Maximilien et les enfants qui les suivaient sont entrés dans la cité. La majorité des citoyens sont rassemblés autour du temple, tous connectés à la Fontaine d'Onyx par la prière. Je peux les visiter, lire une parcelle de leurs pensées, connaître une partie d'eux-mêmes, de leur émotion, de leur histoire. C'est une sensation grandiose: être si solidement connectée à tant d'individus à la fois.
     Cette femme… et cette enfant…?
     J'ai fait une terrible erreur! C'est vrai que je n'ai fait que formuler un désir – « si rien de tout ça ne s'était passé! » – sans savoir que ça deviendrait la volonté de la Fontaine… mais ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé… je n'ai pas pensé… J'ai créé un paradoxe…
     Des larmes s'échappent de mes yeux. Théaphania est collée contre moi et je lui caresse la tête. Une pulsion de la Fontaine exige que je me ressaisisse. Oui, rien n'est gagné; il faut encore préparer cette défensive. Les portails des remparts sont toujours ouverts. Une pulsion est envoyée, ordonnant aux gardes de refermer les lourdes portes de bronze. L'expression d'un doute de leur part me parvient – comme la première fois que j'ai moi-même ressenti l'appel. Ils résistent à ce qui leur semble irrationnel. Mais nous n'avons pas de temps à perdre…
     S'ils pouvaient voir d'eux-mêmes… Une autre pulsion leur envoie un don de clairvoyance temporaire. Juste assez pour qu'ils aperçoivent les cavaliers galopant dans notre direction, et leurs énormes dogues en première ligne. Les ordres sont lancés d'un rang à l'autre, jusqu'aux portails, qui sont refermés.
     Les pilleurs arrivent à la hauteur des vergers et s'arrêtent subitement, ordonnant à leurs molosses de rester au pied. Je sens leur amertume – ils n'avaient pas prévu que nous serions prêts à nous battre contre eux. Les archers sur les remparts ont déjà encoché leurs flèches et n'attendent plus que ces bandits soient à portée de tir. Ceux-ci discutent entre eux dans une langue qui m'est inconnue; ils s'obstinent et s'engueulent.
     Ils sont là, sous mes yeux; les coupables du ravage de cette cité. De ma cité. Ceux qui ont fait de moi une orpheline, avant que je sois enlevée par d'autres pilleurs pour mener une vie qui n'était pas mienne… Ils ne méritent pas de vivre. Evangelos l'a lui-même dit – et il avait raison – « Plutôt mourir que de vivre ainsi ».
     Je sens maintenant la Fontaine réagir à ma pensée. Que va-t-elle faire, cette fois? Ai-je encore fait une erreur? L'énergie vibre dans la pierre d'onyx. Je la sens partout, sous moi et le long des trois griffes noires. La lumière qui s'échappe des symboles est désormais si brillante qu'elle pourrait remplacer plusieurs torches. Puis soudainement, le mana est libéré d'un seul coup. Une pulsion intense. Cette fois, tous les citadins la sentent, comme un coup de poing sur la terre. Ils cessent leurs prières pour regarder autour d'eux. Les bêtes des pilleurs s'agitent.
     Le ciel, déjà embrasé par le crépuscule, se tord. Les nuages se déplacent rapidement autour d'un point central; des éclairs les déchirent. Un grondement incessant. Les citadins s'inquiètent autant que les bandits. Les nuages deviennent de plus en plus sombres, noirs comme suie. Dans leur mouvement circulaire, une lumière flamboyante apparaît… comme si le ciel prenait feu.
Puis l'orage éclate réellement : une pluie de braises. Des larmes de feu, tombant du ciel. Théodoros tout entière est sous l'emprise de la panique, mais bien rapidement, les citadins comprennent qu'un bouclier invisible empêche les petites pierres de lave rougies de tomber sur la cité, ou même de toucher les précieux vergers.
     À l'extérieur de la zone protégée, les pilleurs paniqués galopent dans tous les sens, complètement désorganisés, pour esquiver les météores. Au contact des braises, certains deviennent des torches humaines. Lorsqu'ils tentent de pénétrer sous le bouclier, ils se font expulser plusieurs mètres plus loin, par un mouvement brusque et imperceptible.
     Les dogues courent en direction de la mer – d'où ils sont arrivés – et bientôt, les survivants de cette attaque magique fuient dans la même direction.
     Il ne restera plus qu'à soutenir la famille royale, pour régler ce conflit une bonne fois pour toutes.
     Le ciel se referme, le feu s'étouffe et s'éteint. Tous les citadins regardent autour d'eux, incapables de comprendre ce qui s'est passé. Les soldats sur les remparts agitent leur lance vers le ciel en criant victoire. Ils sont soulagés; je le sens au travers de la Fontaine d'Onyx.
     Pourtant, jamais ils ne pourront réellement comprendre ce qu'ils viennent d'éviter.
     Mon travail est terminé… ou presque. Il ne me reste qu'une chose à faire. Je dois me dépêcher, avant que le paradoxe que j'ai créé malgré moi ne se corrige de lui-même. Je prends Théaphania dans mes bras. Durant toute l'attaque, elle n'a pas réagi. Ses yeux sont restés vides et fixes. Oh, ma petite Théaphania adorée. Qu'ai-je fait…? Je l'embrasse sur le front, alors que je descends les marches du temple. Elle ne réagit toujours pas.
     Orestès nous intercepte sur le palier qu'il n'a pas quitté. Nous nous échangeons des remerciements ; moi d'avoir été là au bon moment, et lui d'avoir appelé l'énergie nécessaire à la Fontaine d'Onyx. Puis je lui fais mes au revoir.
     — Partir? Mais vous venez d'arriver ! Nous avons encore besoin de vous!
     — Ne vous inquiétez pas. La Fontaine demande à ce que je nomme un successeur.
     — Très bien. Si c'est là le désir des Dieux... Mais avant que vous nous quittiez... puis-je vous demander votre nom?
     Je n'avais pas pensé qu'il me demanderait ça. Je ne dois pas faire d'autres erreurs; je ne dois laisser aucune trace… Seulement le symbole de ce qui s'est passé: une manifestation divine.
     — Mon nom est Théaphania…
     — Alors, Théaphania, ici, devant les Dieux, je fais le serment de faire construire une statue à votre effigie, et nous raconterons votre prodige d'aujourd'hui, pour que vous rejoigniez les grands héros et héroïnes de notre histoire!
     Je le salue respectueusement et je me dépêche à redescendre. Arrivée au bas du temple, la foule nous regarde comme si elle nous mythifiait déjà. Les gens s'écartent, le regard bas, pour nous laisser passer. Une fois de plus, la Fontaine me guide. J'avance parmi les citadins. Je ferme les yeux pour mieux sentir l'appel qui me pointe l'élu désigné par le temple magique. Arrivée près de cette personne, je sens qu'elle me cède le passage, comme tous les autres.
     J'ouvre les yeux. Un sanglot m'étrangle. Devant moi se tient un couple de mon âge, tenant leur jeune enfant par la main. Mes parents et moi-même, vingt ans plus tôt. Le voilà, le paradoxe. Par tous les Dieux, merci pour cette occasion de revoir mes parents vivants.
     Je m'abaisse pour regarder l'enfant tête-à-tête. Quelle étrange impression de se voir ainsi, vingt ans plus jeune. L'enfant semble émerveillée. De toute évidence, elle ne devine pas que je suis elle. Je lui dis simplement:
     — La Fontaine d'Onyx t'a désignée. Monte au temple. Monte à sa rencontre, à la rencontre de ton destin. Elle t'enseignera la voix du mana.
     — Adieu, Dame Théaphania, me dit-elle.
     Oui, adieu Théaphania. Ma belle Théa, toujours silencieuse dans mes bras, qui a déjà commencé son voyage vers l'au-delà. Qui est lentement rayée du temps. Les Dieux la réclament maintenant. Une vie contre celle de tous les autres. Je ne peux m'empêcher de larmoyer.
     — Pourquoi pleurez-vous, Dame Théaphania? me demande l'enfant.
     — Adieu ma belle. Vis heureuse.
     Je ferme les yeux en embrassant le front de la petite Mæja.



     J'ouvre les yeux. Je ne suis plus à la même place. Je n'ai pourtant pas bougé, mais me trouve entre mes parents. Je ne dépasse pas leur ceinture. Et devant moi, je vois Dame Théaphania et sa fille. L'enfant est étrange. Elle ne bouge pas. Ses yeux sont vides. Dame Théaphania non plus ne bouge pas. C'est comme si elles formaient une statue de sable. Le vent souffle dessus et la statue s'émiette, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que de la cendre.
     Dame Théaphania et sa fille ne sont plus là. Leurs vêtements tombent dans un nuage de poussière. Sous sa toge, Dame Théaphania portait une armure recouverte d'armes.
     Je lève la tête pour regarder Maman. J'éclate en sanglots. C'est comme si je faisais un cauchemar, mais je ne dors pas. Je vois des images horribles. Des images de guerres, de pillages et de tortures. Tout à coup, je sais que Théaphania n'était pas le vrai nom de la Dame. Je sais qui elle était ; elle était moi, grande. Je comprends son mensonge. Je comprends pourquoi elle l'a fait, même si Maman dit toujours que c'est mal de mentir.
     Mais surtout, je pleure la vie que j'aurais portée dans mon ventre. Je pleure l'enfant qui a été effacé du temps, par le pouvoir de la Fontaine. Échanger une vie pour sauver une cité. C'est sûrement juste. Mais je ne peux m'empêcher de pleurer cette vie qui a été prise et qui faisait un peu partie de moi. Cette enfant de mon âge qui est tout à coup devenue la personne la plus importante à mes yeux.
     Maman me prend dans ses bras. Je pleure longtemps et elle me console plus longtemps encore. Quand je me détache d'elle, je vois qu'elle a marché jusqu'au pied du temple. Tout le monde me regarde. Orestès m'attend. Mais je cours dans une autre direction et je saute dans les bras d'un garçon. Evangelos… Une deuxième chance pour nous aussi.
(I don't know yet; I might translate this text in English eventually...)

*** Comme je suis présentement en train de travailler sur des projets d'écritures, tout commentaire constructif (positif et surtout négatif!) serait apprécié, pour pouvoir parfaire mon style! ***

Ce texte est la suite de "La Fontaine d'Onyx, Première Partie" [link]

J'ai écrit ce texte en 2006-2007.
Il a été publié dans le fansine "Brins d'Éternité" [link] sous la direction littéraire de Guillaume Voisine. La seconde partie est paru dans le #17 Autonme 2007.

C'était la première (et je crois la seule) "trop longue" nouvelle; elle a donc été coupée en deux parties.

Avec l'accord de Guillaume, je met ici la version tel que publiée en 2007.
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